CHAPITRE UN
Les événements que je vais vous relater commencèrent par un après-midi de décembre, jour où j’avais convié Lady Harold Carrington et certaines de ses amies à prendre le thé.
Ne vous laissez pas abuser, aimable lecteur, par cette déclaration liminaire. Elle est exacte, certes (comme le sont toutes mes déclarations), mais si vous nourrissez l’espoir de lire un récit de simplicité pastorale, agrémenté de commérages sur la haute société du comté, vous serez cruellement déçu.
La paix bucolique n’est point mon élément, et l’organisation de goûters n’est en aucun cas ma distraction favorite. Pour tout dire, je préférerais être pourchassée dans le désert par une bande de derviches sauvages armés de lances et assoiffés de sang. J’aimerais mieux être poursuivie par un chien enragé et contrainte de me réfugier dans un arbre, ou me retrouver face à une momie sortie de son tombeau. J’aimerais mieux affronter des poignards, des pistolets, des serpents venimeux ou la malédiction d’un roi trépassé depuis des siècles.
Quitte à être accusée d’exagération, permettez-moi de souligner que j’ai connu toutes ces expériences, à l’exception d’une seule. Remarquez, Emerson a déclaré un jour que si je devais réellement rencontrer une bande de derviches, même les plus pacifiques d’entre eux seraient enclins à me massacrer au bout de cinq minutes, excédés par mes incessantes récriminations.
Pour Emerson, il s’agit là d’une remarque spirituelle. Cinq années de mariage m’ont enseigné que, même si l’on est imperméable à l’humour (présumé) de son conjoint, on doit s’abstenir de le dire. Certaines concessions sont nécessaires si l’on veut que s’épanouisse l’état matrimonial. Et je dois avouer que, à bien des égards, c’est un état qui me convient. Emerson est quelqu’un de remarquable… pour un homme. Ce qui n’est pas beaucoup dire.
L’état conjugal a néanmoins ses inconvénients, lesquels, associés à d’autres facteurs, ajoutèrent encore à ma nervosité le fameux après-midi de ce goûter. Il faisait un temps exécrable – gris et pluvieux, avec, par intervalles, des chutes de neige fondue – et je n’avais pu effectuer mon habituelle promenade de huit kilomètres à pied. Les chiens, en revanche, étaient bel et bien sortis ; ils étaient rentrés couverts de boue, qu’ils s’étaient empressés d’étaler sur le tapis du salon. Quant à Ramsès…
Mais je reviendrai sur Ramsès en temps opportun.
Bien que nous vivions dans le Kent depuis cinq ans, je n’ai jamais invité mes voisines à prendre le thé. Elles n’ont pas la moindre notion de ce qu’est une conversation digne de ce nom. Elles sont incapables de distinguer une poterie de Kamarès d’un silex préhistorique, et elles ignorent totalement qui était Séthi Ier. Cependant, en la circonstance, j’étais contrainte de me livrer à un exercice de civilité qui, d’ordinaire, me fait horreur. Emerson avait des vues sur un tumulus situé sur le domaine de Sir Harold, et nous devions – pour reprendre son élégante expression – « passer de la pommade » au dit Sir Harold avant de lui demander l’autorisation de procéder à des fouilles.
C’était la faute d’Emerson s’il nous fallait ainsi pommader Sir Harold. Je partage les idées de mon mari sur la stupidité de la chasse au renard, et je ne saurais le blâmer d’avoir personnellement escorté le renard hors du champ au moment de l’hallali. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir jeté Sir Harold à bas de sa selle et de l’avoir fustigé avec sa propre cravache. Une semonce, brève mais sentie, eût suffi à la démonstration. La fustigation était superflue.
Sur le moment, Sir Harold menaça Emerson de le traîner devant les tribunaux. Il y renonça finalement, estimant que ce ne serait pas là une attitude « sportive ». (Apparemment, la poursuite d’un renard solitaire par une troupe d’hommes à cheval et une meute de chiens n’encourait point pareil blâme.) Il s’abstint également de s’en prendre physiquement à Emerson, dissuadé par la stature de mon époux et par sa réputation (non surfaite) d’irascibilité. Il s’était donc contenté de battre froid à Emerson chaque fois que le hasard les mettait en présence. Comme Emerson ne se rendait jamais compte quand on lui battait froid, la situation avait évolué paisiblement jusqu’à ce que mon mari se mette en tête de fouiller le tumulus de Sir Harold.
Pour un tumulus, celui-ci était de bonne taille : trente mètres de long sur une dizaine de large. Ces monuments sont les tombeaux d’antiques guerriers vikings, et Emerson espérait y découvrir les insignes funéraires d’un chef de clan, voire les traces d’un sacrifice barbare. Étant avant tout une femme de bonne foi, j’avouerai en toute franchise que c’est, en partie, mon propre désir de creuser le tumulus qui m’incita à me montrer courtoise avec Lady Harold.
Mais j’étais également animée par l’inquiétude que m’inspirait Emerson.
Il s’ennuyait. Oh, il essayait bien de le cacher ! Emerson a ses défauts, je l’ai toujours dit, mais il n’est pas homme à récriminer injustement. Il ne me rendait pas responsable de la tragédie qui avait ruiné sa vie.
Lorsque je fis sa connaissance, il effectuait des fouilles archéologiques en Égypte. Certaines personnes dépourvues d’imagination pourraient considérer qu’il ne s’agit pas là d’une activité bien excitante. Les maladies, la chaleur caniculaire, l’hygiène inexistante ou précaire, la quantité excessive de sable contribuent en effet, dans une certaine mesure, à ternir la joie qu’il y a à découvrir les trésors d’une civilisation disparue. Toutefois, Emerson adorait cette vie-là et, après que nous eûmes uni nos forces, tant sur le plan conjugal que professionnel, j’en vins moi aussi à l’adorer. Même après la naissance de notre fils, nous parvînmes à faire une longue saison à Saqqarah. Nous regagnâmes l’Angleterre au printemps, avec la ferme intention de repartir l’automne suivant. C’est alors que le destin nous frappa, comme aurait pu le dire la Dame de Shalott (je crois d’ailleurs qu’elle l’a dit), sous la forme de notre fils, « Ramsès » Walter Peabody Emerson.
Je vous avais promis de vous parler de Ramsès. Ce n’est pas un sujet que l’on peut évacuer en quelques lignes.
L’enfant avait à peine trois mois quand nous le laissâmes pour l’hiver à ma tendre amie Evelyn, qui avait épousé Walter, le frère cadet d’Emerson. De son grand-père, l’atrabilaire duc de Chalfont, Evelyn avait hérité Chalfont Castle et une grosse fortune. Son mari – l’un des rares hommes dont je supporte la compagnie durant plus d’une heure – était lui-même un éminent égyptologue. Contrairement à Emerson, qui préfère excaver, Walter est un épigraphiste, spécialisé dans le décryptage des diverses formes de langage de l’Égypte ancienne. Il s’était installé avec sa belle épouse dans le château familial d’icelle, où il passait ses journées à lire des textes indéchiffrables, désagrégés, et ses soirées à jouer avec ses enfants toujours plus nombreux.
Evelyn, qui est un amour, fut enchantée de prendre Ramsès pour l’hiver. La nature venait de compromettre ses espoirs de devenir mère pour la quatrième fois, aussi la présence d’un bébé sous son toit était-elle tout à fait à son goût. Âgé de trois mois, Ramsès avait assez belle allure, avec une tignasse de cheveux bruns, de grands yeux bleus et un nez qui, déjà, promettait de devenir un trait de caractère. Il dormait beaucoup. (Sans doute économisait-il ses forces, comme le fit observer Emerson par la suite.)
J’eus plus de mal que je ne m’y attendais à quitter le bébé. Toutefois, il n’avait pas encore eu le temps de faire grande impression, et je me réjouissais à la perspective de ces fouilles à Saqqarah. Ce fut une saison des plus productives, et je dois reconnaître que la pensée de mon enfant abandonné traversa rarement mon esprit. Néanmoins, le printemps suivant, au moment de regagner l’Angleterre, je m’aperçus que j’étais assez impatiente de le revoir, et je crois qu’Emerson partageait mon sentiment. À notre arrivée à Douvres, nous allâmes directement à Chalfont Castle, sans même faire étape à Londres.
Avec quelle précision me rappelé-je ce jour ! Avril en Angleterre, la plus délicieuse des saisons ! Pour une fois, il ne pleuvait pas. Le vénérable château, éclaboussé du vert vif de la vigne vierge, trônait au milieu du domaine superbement entretenu, telle une gracieuse douairière se prélassant au soleil. À l’instant où notre attelage s’arrêtait devant la propriété, les portes s’ouvrirent et Evelyn sortit en courant, les bras tendus. Walter, qui la suivait de près, broya la main de son frère avant de m’étouffer dans une étreinte affectueuse. Les préliminaires achevés, Evelyn dit :
— J’imagine que vous avez hâte de voir le jeune Walter.
— Si ce n’est pas trop demander, dis-je.
— Ne jouez pas la comédie avec moi, Amelia, dit Evelyn en riant. Je vous connais trop bien. Vous mourez d’envie de voir votre bébé.
Chalfont Castle est une vaste demeure. Quoique largement modernisée, elle a des murs anciens, de près de deux mètres d’épaisseur, qui ne favorisent pas particulièrement le passage du son. Pourtant, alors que nous longions le couloir du premier étage, dans l’aile sud, je perçus un bruit étrange, une sorte de rugissement. Bien qu’étouffé, il s’en dégageait une telle férocité que je demandai à Evelyn :
— Auriez-vous installé une ménagerie dans vos murs ?
— En quelque sorte, pouffa-t-elle.
Le son augmenta de volume jusqu’au moment où nous fîmes halte devant une porte close. Evelyn l’ouvrit, et le bruit explosa alors dans toute sa fureur. Je reculai d’un pas, écrasant de tout mon poids le pied de mon mari, qui se trouvait juste derrière moi.
La pièce était une nursery de jour, équipée de tout le confort que peuvent procurer la richesse et l’amour parental. De hautes fenêtres l’inondaient de lumière. Un feu éclatant, isolé par un écran de cheminée, tempérait le froid des vieux murs de pierre, lesquels étaient lambrissés et recouverts d’un tissu gai, orné de jolis tableaux. Le tapis, d’une confortable épaisseur, était jonché de jouets de toutes sortes. Devant l’âtre, placidement assise dans un rocking-chair, se balançait une bonne vieille nounou au visage tout rose, portant une coiffe et un tablier d’un blanc neigeux, un tricot dans les mains. Contre les murs, dans diverses postures défensives, étaient blottis trois enfants. Bien qu’ils eussent considérablement grandi, je reconnus les rejetons d’Evelyn et de Walter. Assis au milieu de la pièce, droit comme un piquet, trônait un bébé.
Il était impossible de distinguer ses traits. On ne voyait que la bouche, grande caverne béante encadrée de cheveux noirs. Son identité ne fit cependant aucun doute pour moi.
— Le voilà ! cria Evelyn pour couvrir le beuglement de ce puéril volcan. Regardez comme il a poussé !
— Que diantre lui arrive-t-il ? hoqueta Emerson.
Entendant (par quel miracle ?) une voix inconnue, le bébé cessa aussitôt de bramer. Le silence fut tellement subit que nos oreilles se mirent à bourdonner.
— Rien du tout, répondit calmement Evelyn. Il fait ses dents, ce qui le rend parfois un peu grognon.
— Grognon ? répéta Emerson, incrédule.
Je franchis le seuil, suivie des autres. L’enfant posa son regard sur nous. Il était solidement assis par terre, les jambes étendues devant lui, et je fus frappée d’emblée par sa forme quasiment rectangulaire. Les bébés, dans l’ensemble, ont tendance à être ronds. Celui-ci avait de larges épaules, pas de cou visible, et un visage dont nulle rondeur enfantine n’aurait pu masquer l’angulosité. Ses yeux n’étaient pas du bleu pâle, ambigu, propre au commun des bébés, mais d’un bleu saphir, soutenu et intense ; ils plongèrent dans les miens avec une expression calculatrice, presque adulte.
Emerson avait entrepris de le contourner prudemment par la gauche, un peu comme on approche un chien grondant. Soudain, le regard de l’enfant pivota dans sa direction. Emerson s’arrêta net, un sourire niais sur les lèvres. Il s’accroupit et se mit à gazouiller :
— Areu-areu, mon bébé. C’est le bébé de papa, ça. Viens voir gentil papa.
— Pour l’amour du ciel, Emerson ! m’exclamai-je.
Le petit tourna vers moi son regard d’un bleu profond.
— Je suis ta mère, Walter, déclarai-je en détachant les syllabes. Ta maman. Tu ne sais pas dire « Maman », je pense ?
Sans avertissement, le poupon bascula en avant. Emerson poussa un cri alarmé, mais son inquiétude était injustifiée ; l’enfant se mit adroitement à quatre pattes et trotta vers moi à une vitesse inouïe. Il fit halte à mes pieds, s’accroupit et tendit les bras.
— Maman, dit-il.
Sa grande bouche s’étira en un sourire qui creusa des fossettes dans ses joues et révéla trois petites dents blanches.
— Maman. Bizou, bizou, bizou, BIZOU !
Sa voix augmenta de volume au point que le dernier BIZOU fit vibrer les carreaux des fenêtres. Je me baissai en hâte pour prendre la créature. Elle était étonnamment lourde. Nouant ses bras autour de mon cou, elle enfouit son visage contre mon épaule en soupirant « Maman » d’une voix étouffée.
Pour je ne sais quelle raison – sans doute parce que l’enfant me serrait trop fort – je fus incapable de parler pendant quelques instants.
— Il est très précoce, dit Evelyn avec une fierté toute maternelle. La plupart des bébés ne parlent pas avant l’âge d’un an, mais ce jeune homme possède déjà un riche vocabulaire. Je lui ai montré tous les jours des photographies de vous deux, en lui expliquant qui elles représentaient.
Emerson, à côté de moi, arborait une mine de chien battu. Le bébé desserra son étreinte autour de mon cou, jeta un coup d’œil à son père et – avec ce que je considère, à la lumière de mon expérience ultérieure, comme un geste calculé – s’arracha de mes bras pour s’élancer vers mon mari :
— Papa !
Emerson l’attrapa au vol. Ils se dévisagèrent un moment, affichant l’un et l’autre le même sourire stupide. Puis Emerson le lança en l’air. Le petit poussa un cri de ravissement qui encouragea son père à continuer. Evelyn remontra que, dans l’exubérance de l’accueil paternel, le crâne du bébé frôlait le plafond. Je m’abstins de tout commentaire. J’avais le sombre pressentiment qu’une guerre venait de commencer – une guerre qui durerait toute la vie et que j’étais condamnée à perdre.
Ce fut Emerson qui donna son sobriquet au bébé. Il déclara que celui-ci, par son aspect belliqueux et son caractère impérieux, évoquait irrésistiblement le pharaon égyptien, deuxième du nom, qui avait disséminé d’énormes statues de sa personne le long du Nil. Je dus reconnaître le bien-fondé de la comparaison. L’enfant ne ressemblait certes pas à son homonyme, le frère d’Emerson, un homme aimable, doté d’une voix douce.
Malgré l’insistance d’Evelyn et de Walter pour que nous séjournions chez eux, nous décidâmes de louer une maison pour l’été. Il était manifeste que les enfants d’Emerson junior vivaient dans la terreur de leur cousin ; ils ne pouvaient faire face au tempérament tempétueux et aux violentes démonstrations d’affection de Ramsès. Ainsi que nous le découvrîmes, notre fils était d’une intelligence extrême. Et ses capacités physiques étaient à la hauteur de ses facultés intellectuelles : à huit mois, il crapahutait à une vitesse stupéfiante. Quand, à dix mois, il décida d’apprendre à marcher, il lui fallut plusieurs jours pour acquérir un certain équilibre. Pendant quelque temps, il eut des contusions au bout du nez, sur le front et au menton, car Ramsès ne faisait jamais rien à moitié : après une chute, il se relevait pour retomber aussitôt. Néanmoins, il maîtrisa bientôt la technique et, à partir de ce moment-là, il ne tint plus en place. Il parlait désormais très couramment, non sans une fâcheuse tendance à zézayer, défaut que j’attribuai à la dimension inaccoutumée de ses dents de devant – héritage de son père. De la même source, il hérita une caractéristique que j’hésite à définir, ne trouvant dans notre belle langue aucun qualificatif suffisamment fort pour la décrire en toute vérité. « Cabochard » est encore bien loin de la réalité.
Emerson, dès le début, s’enticha de la créature. Il l’emmenait en de longues promenades et lui faisait la lecture des heures durant, non seulement Pierre Lapin et autres contes pour enfants, mais aussi des rapports de fouilles archéologiques et L’Histoire de l’Égypte ancienne, ouvrage qu’il écrivait à l’époque. Voir Ramsès, à quatorze mois, plisser le front devant une phrase telle que « La théologie des Égyptiens était un amalgame de fétichisme, de totémisme et de syncrétisme » était un spectacle aussi terrifiant que comique. Plus terrifiants encore étaient les hochements de tête songeurs dont il ponctuait sa lecture.
Vint le moment où je cessai de penser à Ramsès comme à un bébé. Sa virilité n’était que trop apparente. Un jour, vers la fin de l’été, je me rendis à l’agence immobilière pour prévenir que nous garderions la maison une année de plus. Peu après, Emerson m’informa qu’il avait accepté un poste de conférencier à l’université de Londres.
Cela ne fit même pas l’objet d’une discussion. Il était évident que nous ne pouvions emmener un jeune enfant dans le climat malsain d’un site archéologique, et il était tout aussi évident qu’Emerson ne supporterait pas d’être séparé de son fils. Mes sentiments personnels ? Ils n’entraient pas en ligne de compte. Cette décision était la seule solution raisonnable, or je suis toujours raisonnable.
Voilà pourquoi, quatre ans plus tard, nous végétions toujours dans le Kent. Nous avions décidé d’acheter la maison. C’était une vieille demeure agréable, de style classique, entourée d’un vaste terrain agrémenté de jolis parterres – sauf aux endroits où Ramsès et les chiens se livraient à leurs fouilles. Je n’avais aucune difficulté à prendre de vitesse les chiens, mais c’était une course effrénée pour planter des fleurs à un rythme plus rapide que celui auquel Ramsès les déterrait. Nombre d’enfants, je pense, aiment à jouer dans la boue, mais la propension de Ramsès à creuser des trous dans le sol prenait des proportions absolument ridicules. Tout cela, c’était la faute d’Emerson. Prenant pour un talent naissant d’archéologue ce qui n’était qu’amour de la glèbe, il n’avait de cesse d’encourager l’enfant.
Emerson n’avoua jamais que son ancienne vie lui manquait. Bien qu’il eût réussi une brillante carrière de conférencier et d’écrivain, je décelais de temps à autre une note de mélancolie dans sa voix, quand il lisait dans le Times ou l’Illustrated London News des articles faisant état de nouvelles découvertes au Moyen-Orient. Car nous en étions arrivés là : lire le Times en prenant le thé et nous chamailler avec les voisins pour des broutilles – nous qui avions campé dans une grotte des montagnes égyptiennes et restauré la capitale d’un pharaon !
En cet après-midi funeste – dont je ne devais saisir l’importance que bien plus tard – je me préparai au sacrifice. Je revêtis ma plus belle toilette, une robe en soie grise qu’Emerson abhorrait car, selon lui, elle me donnait l’air d’une respectable matrone anglaise (ce qui était l’une des pires insultes de son répertoire). Je décidai que, si Emerson détestait cette robe, Lady Harold la trouverait probablement à son goût. J’allai même jusqu’à autoriser Smythe, ma femme de chambre, à arranger ma coiffure. Je la laissais rarement retoucher mon apparence plus qu’il n’était strictement nécessaire, n’ayant ni le temps ni la patience de me soumettre à d’interminables séances de pomponnage. En cette occasion, Smythe s’en donna à cœur joie. Si je n’avais eu un journal à lire pendant qu’elle martyrisait mes cheveux et me plantait des aiguilles dans le crâne, j’aurais bramé d’ennui.
Elle finit par dire d’un ton pincé :
— Sauf votre respect, madame, je ne peux pas travailler convenablement si vous agitez ainsi ce journal. Vous déplairait-il de le poser ?
Il me déplaisait. Mais le temps passait, et l’article que j’avais commencé à lire ne faisait qu’accroître ma contrariété à la pensée de l’épreuve qui m’attendait. J’abandonnai donc le Times et me soumis docilement à la torture de Smythe.
Lorsqu’elle en eut terminé, nous contemplâmes mon reflet dans le miroir. Nos visages arboraient des expressions qui trahissaient nos sentiments respectifs : celui de Smythe rayonnait de triomphe, le mien était le masque lugubre de qui a appris à accepter de bonne grâce l’inévitable.
Mon corset était trop serré et mes souliers neufs me mettaient au supplice. Je descendis avec raideur inspecter le salon.
La pièce était si bien rangée que j’en fus quelque peu déprimée. On avait enlevé les journaux, les livres et les périodiques qui, en temps normal, occupaient la plupart des surfaces planes. On avait ôté de la cheminée et des guéridons les poteries préhistoriques d’Emerson. Sur la table roulante, un étincelant service à thé en argent avait pris la place des jouets de Ramsès. Le feu qui brûlait dans l’âtre dissipait, dans une certaine mesure, la grisaille du dehors, mais était impuissant à dissiper la grisaille de mon cœur. Rien ne sert de se lamenter sur les choses que l’on ne peut changer ; toutefois, je me souvenais des mois de décembre de naguère, sous le ciel bleu et l’éclatant soleil d’Égypte.
Tandis que j’étais là, morose, à contempler la destruction de notre joyeux capharnaüm domestique en évoquant des jours meilleurs, j’entendis un crissement dans l’allée de gravier. La première invitée arrivait. Je me drapai dans la toge de mon martyre et me préparai à l’accueillir.
Je ne vois pas l’utilité de vous décrire le goûter. Ce n’est pas un souvenir qui m’enchante et, grâce au ciel, la suite des événements me consola de l’attitude de Lady Harold. Celle-ci n’est pas la personne la plus bornée qu’il m’ait été donné de rencontrer ; cette distinction revient sans conteste à son époux. Il faut néanmoins reconnaître qu’elle allie la stupidité et la malveillance à un degré encore inégalé à ce jour.
Les remarques du genre : « Ma chère, quelle charmante robe ! Je me rappelle avoir admiré ce modèle lorsqu’il est sorti, voici deux ans » ne m’atteignaient pas, car je suis insensible à l’insulte. Ce qui me fâcha considérablement, en revanche, c’est que Lady Harold semblait considérer mon invitation à prendre le thé comme une démonstration de résipiscence. Cette conviction était apparente dans chacune de ses paroles condescendantes, dans chacune des expressions qui passait sur son visage gras, commun, vulgaire.
Mais je constate, non sans surprise, que je recommence à m’emporter. Quelle perte de temps ! Je n’en dirai donc point davantage, sinon pour avouer que je pris un plaisir indécent à savourer la jalousie mal dissimulée de Lady Harold devant la propreté de la pièce, l’excellence de la nourriture et l’efficacité avec laquelle majordome, valet et gouvernante nous servaient. Rose, ma gouvernante, est toujours irréprochable ; en cette occasion, elle se surpassa. Son tablier était tellement amidonné qu’il aurait pu tenir tout seul et les rubans de son bonnet claquaient au gré de ses mouvements. J’avais ouï dire que Lady Harold, en raison de sa parcimonie et de sa langue vipérine, avait bien du mal à garder des domestiques. La sœur cadette de Rose avait été à son service, mais très brièvement.
Hormis ce triomphe mineur, qui ne m’était nullement imputable, le goûter fut d’un ennui mortel. Les autres dames, que j’avais conviées afin de déguiser mes véritables motifs, étaient toutes des admiratrices de Lady Harold : elles ne firent que glousser et opiner à chacune de ses remarques idiotes. Une heure s’écoula ainsi, à une lenteur ahurissante. De toute évidence, ma mission était vouée à l’échec ; Lady Harold ne ferait rien pour me complaire. J’en étais à me demander ce qui se passerait si je me levais et quittais la pièce, quand survint une interruption qui m’épargna cette extrémité.
J’avais persuadé Ramsès – croyais-je naïvement – de rester sagement dans la nursery. Pour ce faire, j’avais usé de corruption, en lui promettant de l’emmener le lendemain à la confiserie du village. Ramsès pouvait consommer d’énormes quantités de bonbons, sans la moindre conséquence fâcheuse sur son appétit ou son appareil digestif. Malheureusement, sa gourmandise n’était pas aussi forte que son goût d’apprendre – ou, en l’occurrence, son goût pour la boue. Tandis que je regardais Lady Harold dévorer les derniers petits fours, j’entendis des cris étouffés en provenance du hall. Suivit un fracas retentissant (mon vase Ming favori, devais-je apprendre plus tard), puis les portes du salon s’ouvrirent à la volée et un épouvantail miniature, dégoulinant de boue, fit irruption dans la pièce.
Il serait inexact de dire que les pieds de l’enfant laissèrent des empreintes boueuses sur le tapis. Non : en fait, une trace ininterrompue de gadoue liquide marquait son sillage, gouttant de sa personne, de ses vêtements et de l’indescriptible objet qu’il brandissait. Il s’arrêta devant moi en dérapant et déposa ledit objet sur mes genoux. La puanteur qui s’en dégageait ne laissait aucun doute sur son origine. Ramsès, une fois de plus, avait exploré le tas d’ordures.
Honnêtement, j’aime bien mon fils. Sans aller jusqu’à lui témoigner la sotte adoration que lui voue son père, je puis dire que j’ai une certaine affection pour cet enfant. Néanmoins, en cet instant, je fus tentée de saisir au collet le petit monstre et de le secouer jusqu’à ce que son teint vire au violacé.
La présence des dames m’interdisant cette pulsion maternelle bien compréhensible, je dis posément :
— Ramsès, ôte cet os de la belle robe de maman et rapporte-le au tas d’ordures.
Ramsès pencha la tête de côté et examina son os avec un froncement de sourcils pensif.
— Ze cwois, dit-il, qu’il s’azit d’un fémuw. Un fémuw de winocéwos.
— Il n’y a pas de rhinocéros en Angleterre, fis-je observer.
— Un winocéwos qu’y a pus.
Un bruit singulier en provenance de la porte me fit regarder dans cette direction, à l’instant précis où Wilkins plaquait une main sur sa bouche en se détournant brusquement. Wilkins est un homme d’une extrême dignité, la perle des majordomes, mais j’avais déjà eu l’occasion de constater que son apparence austère dissimulait des vestiges d’humour. En la circonstance, je fus contrainte de partager son amusement.
— Le mot n’est pas mal choisi, dis-je en me pinçant le nez.
Je me demandai quel moyen utiliser pour éloigner le garçon sans causer davantage de dégâts dans mon salon. Intimer à un valet de le faire sortir était hors de question ; Ramsès est un enfant agile, et son revêtement de boue le rendait aussi glissant qu’une grenouille. En essayant d’échapper à son poursuivant, il laisserait des traces sur le tapis, sur les meubles, sur les murs, sur les robes des invitées…
Je ne tentai même pas de repousser la tentation.
— Quel os splendide ! m’exclamai-je. Tu devrais le nettoyer et le montrer à papa. Mais d’abord, je suis sûre que Lady Harold serait contente de le voir.
D’un geste ample, je lui indiquai la dame en question.
Eût-elle été moins stupide, elle aurait pu trouver un moyen de détourner l’attention de Ramsès. Eût-elle été moins grasse, elle aurait pu se mettre hors de portée. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne put que se trémousser, postillonner et pousser un cri perçant. Elle tenta de déloger le répugnant objet (il était, je dois l’admettre, vraiment répugnant), mais en vain : il resta coincé dans un pli de sa robe volumineuse.
Ramsès fut piqué au vif par cette façon béotienne de recevoir son trésor.
— Vous allez le faiwe tomber et le bwiser, dit-il. Wendez-le-moi !
Dans ses efforts pour récupérer l’os, il le traîna encore sur la majeure partie de l’immense jupe. Serrant l’objet contre son cœur, il lança à Lady Harold un regard blessé avant de sortir au petit trot.
Jetons un voile pudique sur les événements qui suivirent. Aujourd’hui encore, ce souvenir me procure une satisfaction de mauvais aloi ; il n’est point séant d’encourager de telles pensées.
Postée devant la fenêtre, fredonnant à mi-voix, je regardai les voitures à cheval s’éloigner dans l’allée, cependant que Rose s’occupait de faire disparaître le plateau à thé et le sillon de boue laissé par Ramsès.
— Apportez encore du thé, Rose, lui dis-je. Le professeur Emerson ne va pas tarder à rentrer.
— Bien, madame. J’espère que madame a été satisfaite.
— Oh ! certainement. C’était on ne peut plus satisfaisant.
J’avais l’intention de me changer avant le retour d’Emerson, mais il rentra de bonne heure ce soir-là. Comme de coutume, il avait les bras chargés de livres et de documents, qu’il jeta pêle-mêle sur le divan. Se tournant vers le feu, il se frotta énergiquement les mains.
— Horrible climat, maugréa-t-il. Affreuse journée. Pourquoi portez-vous cette robe hideuse ?
Emerson n’a jamais appris à s’essuyer les pieds sur le paillasson. Je regardai les empreintes boueuses de ses bottines sur le tapis qui venait d’être nettoyé. Je voulus le réprimander mais, levant les yeux vers lui, les reproches moururent sur mes lèvres.
Il n’avait pas changé, physiquement, depuis cinq ans que nous étions mariés. Ses épais cheveux étaient toujours aussi noirs et indisciplinés, ses épaules toujours aussi larges, son maintien aussi droit. Lorsque je l’avais connu, il portait la barbe. Il était aujourd’hui rasé de près, à ma requête, ce qui était une remarquable concession de sa part, car Emerson a en horreur la profonde fossette qui creuse son menton proéminent. Pour ma part, j’apprécie ce petit défaut ; c’est la seule touche de fantaisie dans une physionomie par ailleurs d’une rudesse rébarbative.
Ce jour-là, son allure, son attitude, sa façon de parler étaient les mêmes que d’habitude. Et pourtant, quelque chose dans ses yeux… Je lui avais déjà vu cette expression particulière ; aujourd’hui, elle était plus perceptible encore. Je m’abstins donc de toute réflexion sur ses pieds crottés.
— J’ai reçu Lady Harold cet après-midi, dis-je en réponse à sa question. D’où la robe. Avez-vous passé une bonne journée ?
— Non.
— Moi non plus.
— Bien fait pour vous, grogna mon époux. Je vous avais dit de renoncer à cette idée. Où diantre est Rose ? J’attends mon thé.
Rose apparut sur ces entrefaites, un plateau dans les mains. Je méditai tristement sur la tragédie d’Emerson, qui réclamait son thé en bougonnant et se plaignait du temps, comme n’importe quel Anglais ordinaire. Sitôt la porte refermée sur la gouvernante, Emerson vint vers moi et me prit dans ses bras.
Au bout d’un instant, il s’écarta pour me scruter d’un air interrogateur, le nez froncé. J’allais lui expliquer l’odeur nauséabonde quand il dit, d’une voix rauque :
— Vous êtes particulièrement séduisante ce soir, Peabody, malgré cette abominable robe. Désirez-vous vous changer ? Je monterai avec vous, et…
— Que vous arrive-t-il ? demandai-je sévèrement tandis qu’il…
Peu importe ce qu’il fit. Sachez seulement que cela le priva de la parole et m’empêcha d’articuler de façon intelligible.
— Je ne me sens certes pas séduisante, et j’empeste comme un os pourri. Ramsès s’est encore livré à des fouilles dans le tas d’ordures.
— Hmmmmm. Ma Peabody chérie…
Peabody est mon nom de jeune fille. Lorsque nous nous sommes connus, Emerson et moi, il y eut des étincelles entre nous. Il prit l’habitude de m’appeler « Peabody », comme s’il s’adressait à un autre homme, pour manifester son agacement. C’est aujourd’hui devenu un signe de complicité qui nous rappelle les premiers jours – merveilleux – de notre rencontre, quand nous n’arrêtions pas de nous chamailler et de nous lancer des piques.
Je m’abandonnai à son étreinte avec un plaisir mêlé de tristesse, car je savais pourquoi il était si démonstratif. L’odeur de l’os de Ramsès l’avait ramené à l’époque romantique où il me courtisait dans les tombeaux insalubres d’El Amarna.
J’aurais volontiers accédé à sa requête de gagner notre chambre, mais nous avions trop tardé. Le rituel du soir était bien établi : lorsque Emerson rentrait, nous avions droit à un honnête intervalle de temps en tête-à-tête, après quoi Ramsès était autorisé à venir embrasser son père et à prendre le thé avec nous. Ce soir-là, peut-être l’enfant arriva-t-il en avance, impatient de montrer son os. Pour ma part, je trouvai cela bien trop tôt ; Emerson lui même accueillit le petit avec un peu moins d’enthousiasme que d’ordinaire.
Suivit une scène tout ce qu’il y a de familial. Emerson prit son fils – et l’os d’icelui – sur ses genoux, et je m’assis derrière la théière. Après avoir dispensé à mon époux une tasse du réconfortant breuvage, et à mon fils une poignée de gâteaux secs, je me plongeai dans le journal, laissant Emerson et Ramsès discuter de la nature de l’os. C’était bel et bien un fémur – Ramsès avait un flair inouï pour ces choses-là – mais Emerson soutenait que l’os était d’origine chevaline. Ramsès ne partageait pas cette opinion. Le rhinocéros ayant été éliminé, il suggéra un dragon ou une girafe.
L’article que je cherchais n’était plus en première page du journal, bien qu’il eût occupé un certain temps cette position. Je ne puis mieux faire que de rapporter ce que je savais de l’affaire à ce moment-là, comme si j’écrivais une œuvre de fiction ; en effet, si cette histoire n’avait été publiée dans les pages du vénérable Times, j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’une ingénieuse intrigue inventée par Herr Ebers ou Mr. Rider Haggard – auteurs dont j’étais, je l’avoue, très friande. J’implore donc votre patience, cher lecteur, si nous commençons par un sobre exposé des faits. C’est une étape nécessaire pour vous faire comprendre les événements ultérieurs ; et je vous promets que vous aurez, le moment venu, votre lot de sensations.
Sir Henry Baskerville (des Baskerville du Norfolk, non de la branche familiale originaire du Devonshire), ayant souffert d’une grave maladie, s’était vu conseiller par son médecin traitant de passer l’hiver dans le climat salubre de l’Égypte. L’excellent homme de l’art, pas plus que son riche patient, n’aurait pu prévoir les conséquences incalculables de ce conseil anodin. En effet, à la vue des traits majestueux du Sphinx, Sir Henry se prit d’un intérêt passionné pour les antiquités égyptiennes, intérêt qui devait régir son existence jusqu’à la fin de ses jours.
Après avoir effectué des fouilles à Abydos et à Denderah, Sir Henry finit par obtenir l’autorisation d’excaver dans le plus romantique de tous les sites archéologiques égyptiens : la Vallée des Rois, à Thèbes. Ici reposaient les dieux-rois de l’Égypte impériale, dans la pompe et la majesté requises par leur haute dignité. Momies enfermées dans des sarcophages en or et parées d’amulettes incrustées de pierres précieuses, ils espéraient – dans le secret de leurs tombeaux taillés à même le roc, dans les entrailles des collines de Thèbes – échapper au terrible destin qui avait frappé leurs ancêtres.
Car, dès l’instauration de l’Empire, les pyramides des précédents souverains étaient déjà ouvertes, béantes et désolées, les dépouilles royales détruites et leurs trésors dispersés. Hélas pour la vanité humaine ! Les puissants pharaons de la période suivante, pas plus que leurs ancêtres, ne furent épargnés par les déprédations des pilleurs de tombes. Toutes les sépultures royales découvertes dans la Vallée avaient été profanées. Trésors, bijoux et momies royales s’étaient volatilisés. On supposa que les antiques pilleurs de tombes avaient détruit tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter – jusqu’à ce jour stupéfiant de juillet 1881, où une bande de voleurs modernes conduisit Emil Brugsch, du Musée du Caire, dans une vallée perdue des montagnes de Thèbes. Les voleurs, originaires du village de Gourna, avaient découvert ce qui avait échappé aux archéologues : la dernière demeure des plus puissants rois, reines et princes d’Égypte, ensevelis dans cette « cachette royale » par un groupe de prêtres fidèles, à l’époque du déclin de la nation.
On ne trouva pas, dans la fameuse cache, tous les rois de l’Empire, pas plus qu’on n’identifia toutes leurs tombes. Lord Baskerville était convaincu que les parois dénudées de la Vallée recelaient encore des sépultures royales – voire, peut-être, un tombeau qui n’avait jamais été profané. Les déceptions se succédèrent, mais jamais il ne renonça à sa quête. Déterminé à y consacrer sa vie, il fit édifier une maison sur la rive ouest, mi-résidence d’hiver, mi-quartier général pour les membres de son expédition. En cet endroit charmant il fit venir son épouse, une belle jeune femme qui l’avait soigné pour une pneumonie contractée lors de son retour en Angleterre, dans le climat humide du printemps.
L’histoire de ce mariage romantique, avec son côté « Cendrillon » – car la nouvelle Lady Baskerville était une demoiselle sans fortune et de basse extraction – avait été, à l’époque, amplement détaillée dans les journaux. Cet épisode se produisit avant l’éclosion de mon intérêt personnel pour l’Égypte, mais j’avais naturellement entendu parler de Sir Henry. Tous les égyptologues connaissaient son nom. Emerson le tenait en piètre estime, mais il faut dire qu’Emerson n’appréciait aucun de ses confrères archéologues, qu’ils fussent amateurs ou professionnels. En accusant Sir Henry d’être un amateur, il se montrait passablement injuste envers lui, car le gentleman n’avait jamais tenté de diriger lui-même les fouilles ; il employait toujours, pour cette tâche, un spécialiste.
En septembre de cette année, Sir Henry était parti pour Louxor, comme de coutume, accompagné de Lady Baskerville et de Mr. Alan Armadale, l’archéologue en titre. Leur objectif, pour cette saison, était de prospecter dans une zone située au centre de la Vallée, à proximité des tombes de Ramsès II et de Merenptah, qui avaient été mises au jour par Lepsius en 1844. Sir Henry pensait que les monceaux de détritus abandonnés par cette expédition avaient pu recouvrir les entrées cachées d’autres tombeaux. Il avait l’intention de déblayer le sol jusqu’à l’assise rocheuse pour s’assurer que Lepsius n’avait rien laissé passer. Et, de fait, les hommes étaient au travail depuis à peine trois jours que leurs pioches dégageaient la première marche d’un escalier taillé dans le roc.
(Bâillez-vous, gentil lecteur ? Si tel est le cas, c’est que vous n’entendez rien à l’archéologie. Des marches taillées dans le roc, au cœur de la Vallée des Rois, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : l’entrée d’une tombe.)
L’escalier, très raide, était entièrement obstrué par des pierres et des débris divers. Le lendemain après-midi, les hommes avaient achevé de tout déblayer, révélant la partie supérieure d’une porte condamnée par de lourds blocs de pierre. Imprimés dans le mortier, on pouvait voir les sceaux intacts de la nécropole royale. Notez ce mot, ô lecteur – ce mot si simple et néanmoins si lourd de sens. Des sceaux intacts, c’était le signe que la tombe n’avait pas été ouverte depuis le jour où les prêtres du culte funéraire l’avaient solennellement fermée.
Sir Henry, à en croire ses intimes, était un homme d’un tempérament extrêmement flegmatique, même pour un aristocrate anglais. Dans son excitation, il se borna à murmurer : « Ça alors ! » en caressant sa barbe peu fournie. D’autres se montrèrent moins blasés que lui. Les journaux, dûment alertés, publièrent la nouvelle.
Conformément aux termes de son permis de fouilles, Sir Henry avisa de sa découverte le Service des antiquités. Lorsqu’il descendit pour la deuxième fois les marches poussiéreuses, il était escorté d’un groupe éminent d’archéologues et de personnalités officielles. On avait à la hâte érigé une clôture afin de contenir la foule de curieux, de journalistes et d’indigènes – ces derniers fort pittoresques dans leurs longues djellabas flottantes et leurs turbans blancs. Parmi les membres de ce groupe, un visage se détachait : celui de Mohammed Abd er-Rassoul, l’un des découvreurs de la cachette royale, qui avait vendu le secret (et ses frères) aux autorités, ce qui lui avait valu un poste au Service des antiquités. Les témoins glosèrent sur sa mine profondément chagrinée et sur l’expression lugubre des autres membres de la famille. Pour une fois, les étrangers les avaient pris de vitesse, les privant d’une source de revenus potentielle.
Quoiqu’il fût remis de la maladie qui l’avait amené en Égypte et qu’il jouît (son médecin devait en témoigner par la suite) d’une parfaite santé, Sir Henry n’avait pas un physique impressionnant. Une photographie de lui, prise en ce jour de gloire, montre un homme de haute taille, aux épaules tombantes, dont les cheveux semblent avoir glissé de son crâne pour adhérer un peu au hasard à ses joues et à son menton. Ceux qui le connaissaient bien, sachant qu’il était totalement dépourvu d’habileté manuelle, s’écartèrent discrètement lorsqu’il mit un burin en position sur la muraille de pierre et brandit son marteau. Le consul d’Angleterre, qui ne le connaissait pas bien, reçut le premier éclat de roche en plein sur le nez. Après s’être confondu en excuses et avoir administré les premiers soins, Sir Henry – maintenant environné d’un vaste espace libre – se prépara à frapper de nouveau. À peine avait-il levé son marteau que, de la foule des badauds égyptiens, s’éleva un long ululement.
Tous ceux qui l’entendirent en comprirent la signification. Par ce cri, les fidèles de Mahomet avaient coutume de pleurer leurs morts.
Après une brève pause, la voix retentit de nouveau. Elle cria (je traduis, naturellement) :
— Sacrilège ! Sacrilège ! Que la malédiction des dieux frappe celui qui trouble le repos éternel du roi !
Surpris par cette apostrophe, Sir Henry manqua le burin et se donna un coup de marteau sur le pouce. Les mésaventures de ce genre ne sont pas de nature à vous mettre de bonne humeur ; on peut donc excuser Sir Henry d’avoir perdu son sang-froid. D’un ton rageur, il ordonna à Armadale de capturer l’oiseau de mauvais augure et de lui administrer une bonne correction. Comme Armadale s’avançait vers la foule grouillante afin d’exécuter la sentence, l’orateur cessa ses imprécations et demeura par conséquent anonyme, car tous ses amis affirmèrent ignorer son identité.
Tout le monde oublia bien vite ce futile incident – sauf Sir Henry, dont le pouce le faisait cruellement souffrir. Du moins sa blessure lui fournit-elle un excellent prétexte pour céder ses instruments à une personne capable de s’en servir. Mr. Alan Armadale, homme jeune et vigoureux, s’empara des outils et, de quelques coups bien ajustés, ménagea une ouverture suffisamment large pour y introduire une lumière. Il s’écarta alors avec respect, laissant à son mécène l’honneur du premier coup d’œil.
Ce n’était décidément pas un jour de chance pour le pauvre Sir Henry. Saisissant une bougie, il passa un bras impatient dans le trou béant. Son poing heurta alors une surface dure, avec une telle violence qu’il lâcha la bougie et retira promptement sa main, dont les jointures étaient considérablement écorchées.
Une inspection montra que l’espace, au-delà de la porte, était entièrement comblé de pierres. Cela n’était guère surprenant, car les Égyptiens utilisaient communément ce genre de stratagème pour décourager les pilleurs de tombes. La déconvenue n’en fut pas moins grande, et les spectateurs s’égaillèrent avec des murmures désappointés, laissant Sir Henry suçoter ses articulations meurtries en songeant au long et fastidieux travail qui l’attendait. Si cette tombe était construite suivant le même plan que celles déjà connues, il faudrait déblayer un couloir d’une longueur indéterminée avant de pouvoir atteindre la chambre sépulcrale. Les couloirs de certaines tombes mesuraient plus de trente mètres de long.
D’un autre côté, le fait que le passage fût condamné rendait la découverte d’autant plus prometteuse. Le Times lui accorda une pleine colonne en page trois. Mais la nouvelle suivante en provenance de Louxor eut droit, elle, aux gros titres de la « une ».
Sir Henry Baskerville était décédé. Il s’était couché en parfaite santé (hormis son pouce et ses articulations) ; le lendemain matin, on le retrouvait raide mort dans son lit. Une expression d’indicible horreur déformait ses traits. Sur son front haut était grossièrement dessiné – avec du sang, eût-on dit – un uræus, le symbole du divin pharaon.
Le « sang » se révéla être de la vulgaire peinture rouge. La nouvelle n’en était pas moins sensationnelle, d’autant que l’autopsie fut impuissante à déterminer la cause du décès.
Sir Henry eût-il succombé dans son lit, à Baskerville Hall, que les médecins se seraient caressé la barbe en camouflant leur ignorance derrière un charabia pseudo-médical. En dépit de ces circonstances dramatiques, l’histoire serait morte de sa belle mort (comme était censé l’avoir fait Sir Henry) si un reporter entreprenant, employé par l’une de nos gazettes les moins recommandables, ne s’était rappelé la malédiction du prophète anonyme. L’article du Times fut conforme à ce que l’on pouvait attendre de ce vénérable quotidien ; malheureusement, les autres journaux manifestèrent moins de retenue. Ils évoquèrent à longueur de colonnes des esprits vengeurs, d’énigmatiques malédictions antiques, des rites impies. Toutefois, deux jours plus tard, ces billevesées sombrèrent dans l’insignifiance lorsqu’on annonça que Mr. Alan Armadale, l’assistant de Sir Henry, avait disparu de la surface de la terre !
À ce stade de l’affaire, j’arrachais les journaux des mains d’Emerson tous les soirs quand il rentrait. Naturellement, je ne croyais pas un instant à ces absurdes histoires de malédictions ou de mort surnaturelle, et quand j’appris la disparition du jeune Armadale, j’eus la conviction de tenir la clef du mystère.
— Armadale est l’assassin ! déclarai-je à Emerson, qui, à quatre pattes, jouait à dada avec Ramsès.
Il émit un grognement quand son fils lui enfonça les talons dans les côtes. Le temps de reprendre sa respiration, il dit d’un ton courroucé :
— Qu’est-ce qui vous permet de parler de « l’assassin » avec tant d’assurance ? Aucun meurtre n’a été commis. Baskerville est mort d’une crise cardiaque ; il a toujours eu une santé délicate. Quant à Armadale, il est vraisemblablement occupé à noyer ses soucis dans une taverne. Il a perdu sa place et ne trouvera pas aisément un autre mécène à cette époque de la saison.
Je ne daignai pas relever cette ridicule suggestion. Le temps, je le savais, me donnerait raison ; dans l’intervalle, je ne voyais pas l’intérêt de gaspiller mon souffle à discuter avec Emerson, qui est le plus entêté des hommes.
Au cours de la semaine suivante, l’un des gentlemen qui avaient assisté à l’ouverture officielle de la tombe fut terrassé par une forte fièvre ; et, à Karnak, un ouvrier tomba d’un pylône, se brisant le cou. « La Malédiction fait de nouvelles victimes ! » proclama le Daily Yell « À qui le tour ? » Après la chute de l’homme du pylône (où il était occupé à prélever des fragments de sculptures pour les vendre aux marchands d’antiquités illégales), ses collègues refusèrent d’approcher de la tombe. Depuis le décès de Sir Henry, les travaux étaient au point mort. À présent, on ne voyait pas comment ils pourraient reprendre.
La situation en était donc là en cette soirée froide et pluvieuse, après mon désastreux goûter. Depuis quelques jours, l’affaire Baskerville s’était plus ou moins apaisée, en dépit des efforts du Daily Yell pour la relancer en attribuant à la malédiction le moindre panaris ou orteil cassé qui affligeait un habitant de Louxor. On ne retrouva nulle trace de l’infortuné (ou du coupable) Armadale, Sir Henry Baskerville fut inhumé auprès de ses aïeux, et le sépulcre demeura barricadé.
Je reconnais que le sépulcre était mon principal souci. Les verrous et les barreaux, c’était très bien, mais ni les uns ni les autres ne résisteraient bien longtemps aux maîtres-voleurs de Gourna. Cette découverte avait porté un coup à la fierté professionnelle de ces messieurs, qui s’estimaient bien plus doués que les archéologues étrangers pour localiser les trésors de leurs ancêtres ; et, de fait, ils avaient démontré, au fil des siècles, leur extrême habileté dans ce métier douteux. Maintenant que la tombe avait été mise au jour, ils ne tarderaient pas à se mettre à l’œuvre.
Donc, tandis qu’Emerson discutait zoologie avec Ramsès et que la pluie fouettait les carreaux, j’ouvris le journal. Depuis le début de l’affaire Baskerville, Emerson achetait aussi bien le Yell que le Times, faisant valoir que le contraste des styles journalistiques constituait une fascinante étude de la nature humaine. En réalité, ce n’était là qu’un prétexte ; le Yell était beaucoup plus divertissant à lire. Je portai donc directement mon attention sur cette gazette, non sans remarquer certains plis indiquant que je n’étais pas la première à en feuilleter les pages. Cette fois, l’article était intitulé : Lady Baskerville s’engage à poursuivre les travaux.
Le reporter – « Notre Correspondant à Louxor » – décrivait avec force adjectifs lyriques la veuve éplorée, dont « les lèvres délicates, en arc de Cupidon, tremblaient d’émotion pendant qu’elle parlait » et dont « le visage cireux portait les stigmates d’une longue fréquentation du chagrin ».
— Peuh ! fis-je après avoir lu plusieurs paragraphes de la même eau. Quelles sornettes ! Franchement, Emerson, cette Lady Baskerville m’a l’air d’une sotte accomplie. Écoutez cela : « Je n’imagine pas de plus bel hommage à mon amour perdu que la poursuite de cette grande cause pour laquelle il a donné sa vie. » Son amour perdu, je vous demande un peu !
Emerson ne répondit pas. Assis en tailleur par terre, Ramsès entre ses genoux, il tournait les pages d’un grand album de zoologie illustré, afin de convaincre le petit que son os ne pouvait appartenir à un zèbre – car Ramsès avait finalement répudié la girafe au bénéfice de cet animal à peine moins exotique. Par malheur, le zèbre est relativement proche du cheval, et l’exemple que trouva Emerson offrait une ressemblance frappante avec l’os que brandissait Ramsès. L’enfant émit un gloussement malveillant et fit remarquer :
— Vous voyez ? Z’avais waison. C’est bien un zèbwe.
— Prends un autre gâteau, lui dit son père.
— Armadale n’a toujours pas été retrouvé, poursuivis-je. Je vous disais bien que c’était lui l’assassin.
— Pensez-vous ! Il finira par réapparaître. Il n’y a pas eu de meurtre.
— J’ai peine à croire qu’il se soit enivré quinze jours durant.
— J’ai connu des hommes qui restaient ivres beaucoup plus longtemps que cela, dit Emerson.
— Si Armadale avait été victime d’un accident, on l’aurait d’ores et déjà retrouvé – lui ou sa dépouille. La région de Thèbes a été passée au peigne fin…
— Il est impossible de fouiller correctement les montagnes de la rive ouest, glapit Emerson. Vous savez bien comment sont ces falaises déchiquetées, sillonnées de centaines de couloirs et de ravins.
— Vous croyez donc qu’il est par là-bas ?
— Oui. Ce serait, certes, une tragique coïncidence qu’il ait trouvé la mort dans un accident si vite après le décès de Sir Henry ; les journaux repartiraient de plus belle sur l’histoire de la malédiction. Mais de telles coïncidences se produisent…
— Il est probablement en Algérie à l’heure qu’il est.
— En Algérie ? Et pourquoi diantre, je vous le demande ?
— La Légion Étrangère est remplie, paraît-il, de meurtriers et de criminels qui tentent d’échapper à la justice.
Emerson se mit debout. Je constatai avec plaisir que ses yeux avaient perdu leur regard mélancolique et flamboyaient de colère. Je notai, par ailleurs, que quatre années de relative inactivité n’avaient point altéré la vigueur de sa silhouette. Il avait ôté sa redingote et son faux col pour jouer avec le petit, et son apparence échevelée me rappela irrésistiblement l’individu débraillé qui avait naguère conquis mon cœur. Je calculai que, si nous montions directement dans notre chambre, nous aurions peut-être le temps, avant de nous changer pour le dîner…
— Il est l’heure d’aller au lit, Ramsès, ta nounou va attendre. Tu peux emporter le dernier petit gâteau.
Ramsès me dédia un long regard songeur avant de se tourner vers son père, qui dit avec à-propos :
— File, mon garçon. Papa te lira un chapitre de son Histoire de l’Égypte quand tu seras couché.
— Twès bien.
Ramsès me salua avec une impériale condescendance qui n’était pas sans rappeler celle de son homonyme.
— Vous viendwez me diwe bonsoiw, maman ?
— Comme tous les soirs.
Lorsqu’il fut sorti, emportant l’ouvrage de zoologie en sus du dernier gâteau, Emerson se mit à arpenter la pièce.
— Vous prendrez bien une autre tasse de thé ? proposai-je.
Dans la mesure où cette suggestion émanait de moi, je supposai qu’il la déclinerait. Emerson, à l’instar de tous les hommes, est très réceptif aux formes de manipulation les plus grossières. Il se borna à répondre d’un ton rogue :
— Je prendrai un whisky-soda.
Emerson s’alcoolise rarement. Essayant de dissimuler mon souci, je m’enquis :
— Quelque chose ne va pas ?
— Rien ne va. Vous le savez bien, Amelia.
— Vos élèves ont-ils été particulièrement obtus aujourd’hui ?
— Nullement. D’ailleurs, il leur serait impossible d’être plus bouchés qu’ils ne le sont en temps normal. Ce qui me rend nerveux, c’est tous ces articles de journaux sur Louxor.
— Je comprends.
— Naturellement. Nous souffrons tous les deux du même mal – sauf que moi, j’ai au moins la possibilité de naviguer aux confins de la profession qui nous est chère. Je suis semblable à un enfant qui colle son nez à la devanture d’un magasin de jouets ; vous, Amelia, vous n’avez même pas le loisir de passer devant.
Cette envolée lyrique était si pathétique, si inhabituelle dans la bouche d’Emerson, que j’eus quelque difficulté à me retenir de le prendre dans mes bras.
Mais il ne recherchait pas la compassion. Il était en quête d’un dérivatif à son ennui – et cela, je ne pouvais le lui procurer.
— Je n’ai même pas réussi à vous obtenir le piètre succédané de vos fouilles adorées, dis-je avec amertume. Après ce qui s’est passé aujourd’hui, Lady Harold prendra un malin plaisir à écarter toute requête venant de nous. C’est ma faute, j’ai perdu mon sang-froid.
— Ne dites pas de sottises, Peabody, gronda Emerson. Personne ne peut entamer la marmoréenne stupidité de cette femme et de son époux. Je vous avais déconseillé d’essayer.
Cette tirade d’une touchante magnanimité me fit monter les larmes aux yeux. Voyant mon émotion, Emerson ajouta :
— Joignez-vous donc à moi pour une petite consolation alcoolisée. En règle générale, je désapprouve les gens qui noient leur chagrin, mais nous avons eu l’un et l’autre une journée éprouvante.
Tout en acceptant le verre qu’il me tendait, je pensai que Lady Harold eût été choquée de cet indice supplémentaire de mon inconvenance. À vrai dire, j’exècre le sherry, alors que j’aime beaucoup le whisky.
Emerson leva son verre. Un sourire aussi vaillant que sardonique retroussa les commissures de ses lèvres.
— À la vôtre, Peabody ! Nous surmonterons cette crise, comme nous avons surmonté les précédentes.
— Certainement. À la vôtre, mon cher Emerson.
Solennellement, comme s’il se fût agi d’un rituel, nous bûmes.
— Dans un an ou deux, dis-je, nous pourrons envisager d’emmener Ramsès avec nous. Il est d’une santé indécente. Je me dis parfois qu’exposer notre fils aux mouches, aux moustiques et aux fièvres d’Égypte serait un mauvais coup porté à ce pays.
Mon mari ne daigna pas récompenser d’un sourire cette tentative humoristique. Il secoua la tête en disant :
— Nous ne pouvons pas prendre ce risque.
— Il faudra bien que ce garçon aille un jour à l’école.
— Je ne vois pas pourquoi. Nous lui prodiguons une instruction bien supérieure à celle qu’il recevrait dans l’un de ces purgatoires pestilentiels que l’on appelle « écoles primaires ». Vous connaissez mon point de vue sur ce sujet.
— Il doit bien exister quelques écoles correctes dans ce pays.
— Peuh !
Emerson vida le reste de son whisky.
— Parlons d’autre chose, c’est trop déprimant. Que diriez-vous si nous montions dans… ?
Il tendit la main vers moi. Je m’apprêtais à la prendre lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à Wilkins. Emerson n’apprécie pas du tout d’être interrompu quand il est d’humeur galante. Il se tourna vers le majordome et cria :
— Crénom, Wilkins, que signifie cette intrusion ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Nos domestiques ne sont pas le moins du monde intimidés par Emerson. Ceux qui survivent aux premières semaines de beuglements et de coups de sang ne tardent pas à découvrir qu’il est le meilleur des hommes. Wilkins répondit calmement :
— Je demande pardon à monsieur. Une dame demande à voir monsieur et madame.
Emerson caressa la fossette de son menton, signe chez lui d’une intense perplexité.
— Une dame ? Qui diantre cela peut-il être ?
Une pensée ahurissante traversa mon esprit : Lady Harold était-elle revenue, animée par un esprit de vengeance ? Était-elle en ce moment même dans le hall, portant dans ses bras un panier d’œufs pourris ou une jatte remplie de boue ? Non, c’était absurde ; elle n’avait pas suffisamment d’imagination pour cela.
— Où est cette dame ? m’enquis-je.
— Elle attend dans le hall, madame. Je lui ai bien indiqué le boudoir, mais…
Wilkins conclut sa phrase par un petit haussement d’épaules et un sourcil en accent circonflexe. Ainsi, la dame en question avait refusé d’attendre dans le boudoir ; cela donnait à penser qu’elle était pressée, ce qui m’ôtait tout espoir de me glisser à l’étage pour me changer.
— Faites-la entrer, Wilkins, je vous prie.
La visiteuse était encore plus pressée que je ne l’avais supposé ; Wilkins eut tout juste le temps de s’effacer pour la laisser passer. Elle s’avançait déjà vers nous lorsqu’il annonça, avec quelque retard :
— Lady Baskerville.